J’ai eu la chance de suivre l’automne dernier le MOOC de Robert Kegan et Lisa Laskow Lahey, ‘Immunothérapie du changement, une nouvelle approche du développement personnel’. Je préparais un livre. Je me sentais bloquée. J’ai pensé que cette méthode pourrait m’aider.
Les amis qui m’ont accompagnée pendant ce travail m’avaient dit au début: ‘Ose te montrer, donne-nous maintenant quelque chose à lire !’(une collègue). ‘C’est une question de focus’, ‘ne te laisse pas déranger!’ ‘Travaille en continu !’ (mes proches). Ce n’était pas faux, mais était-ce bien cela ?
Le MOOC nous a permis une longue réflexion active. L’objectif choisi devait être un vrai challenge, bien plus fort que mon point de départ: « finir un chapitre du livre, le donner à lire à des amis ». Robert Kegan insistait sur la qualité de l’objectif, la force de son enjeu. « Cet objectif doit venir de la tête, du cœur, des entrailles. Puis votre main dessinera en temps réel des tests pour votre Grande supposition». J’avais donc à trouver un objectif très personnel avant de commencer la démarche itérative des différentes étapes proposées.
La première semaine, j’ai constaté: « Ce roman, c’est mon objectif. Et pour le faire, pour devenir qui je suis vraiment, il me faut du courage. Mais, en fait, je perds mon temps à rêver et j’oublie d’écrire. »
Deux semaines plus tard, j’avais noté:
« J’ai très peur de rater ce que je fais. J’ai très peur d’être méprisée par les lecteurs de bons livres, ce qui anéantirait mes chances d’être publiée. ».
C’était logique. Mais une autre peur me tenaillait:
« J’ai très peur que mon mari, qui me soutient, me trouve nulle. » C’était bizarre et contradictoire.
Derrière ces peurs se profilaient peu à peu les objectifs d’autoprotection suivants :
« J’ai tellement peur d’être nulle, de mal faire les choses, que je préfère ne pas le savoir. Autant éviter à tout prix de découvrir que je n’ai rien à dire. Tout ce que je sais faire c’est rêver. » De facon classique, je faisais tout le contraire de ce que me demandait mon objectif. Mes autres peurs étaient plus étranges. Elles me laissaient perplexe.
« Au fond, mieux vaut m’absenter du présent, qui, lui, me permettrait de dire ce que j’ai à dire ». Et: « J’ai affreusement peur que mon mari me trouve incapable d’écrire quoi que ce soit. »
Puis nous avons formulé nos Grandes suppositions. La première, je la connaissais depuis longtemps, mais elle m’a surprise:
« Si je suis bien organisée, je perdrai ma créativité ». Ce credo m’avait protégée pendant mon enfance. Ma mère était très directive. Mais maintenant… et pourtant, émotionnellement, c’était bien toujours là.
Mes autres Grandes suppositions étaient plus menaçantes et plus étranges aussi.
« Pour vivre en sécurité, comme écrivain et comme adulte, je dois me cacher. »
« Pour soutenir l’amour de mon mari qui, lui, me soutient, je dois me cacher. Parler ouvertement, écrire, c’est un danger pour moi, pour lui, et pour notre amour. »
J’étais perplexe. Cela me semblait « fort de café », et, surtout, intellectuellement, je ne voyais pas en quoi cela concernait ma vie. D’un point de vue mental, ces suppositions me semblaient être aux antipodes de la réalité. Mais émotivement, j’étais sous leur emprise. En fait, « je
n’avais pas cette Grande supposition, mais c’était bien cette Grande supposition qui m’avait ».
Cela allait même plus loin :« Si je ne me cache pas, si j’écris, je peux perdre ma position sociale ou même ma vie ». J’étais perplexe. C’était si fort cette fois que j’ai alors pensé à une histoire politique vécue par ma famille autour de ma naissance. J’avais souvent travaillé, observé, éclairci en constellation cet épisode de notre famille, mais jamais ressenti aussi fortement cette angoisse.
J’avais maintenant deux Grandes suppositions. La première me semblait être un reste de mon enfance et de mon adolescence : « Si je suis bien organisée, je perd ma créativité ». J’avais souvent pensé cela.
La seconde me semblait surréaliste: « Si je ne me cache pas, si je dis ou j’écris ce que je pense, je mets en danger mon mari, notre amour – et moi-même ». Mais je sentais clairement un fort impact émotionnel.
Nous devions encore réfléchir nos Grandes suppositions en action : Qu’en pensions nous ? Que sentions nous ?
« Je me sens paralysée : je ne peux ni parler ni écrire ce que je veux. Je me sens raidie de peur, voulant à tout prix éviter le danger de vivre au présent. Mais si je ne vis pas au présent, je ne peux pas écrire, bien sûr. » Et puis venait : « Et cela m’arrive aussi quand nous sommes entre amis, ou même à la maison. » C’était comme si ma vie privée était menacée.
La pression était telle que j’ai saisi une occasion au vol, une journée de vacances avec mon mari et je lui ai posé des questions. Bonne surprise : il était tout à fait sûr de mes talents…. Sûr de lui et sûr de moi, tout à fait normal… j’avais fait un test impromptu et il avait réussi. Ma Grande Supposition, ce jour là, s’était comme évanouie : elle était « soudainement absente ». Dire que j’avais parlé de « cette ancienne peur de destruction »… « d’aucune perspective »… « de mes pauvres choix »…mais dans quel film étais-je ? car, effectivement, ma vie était sereine.
Heureusement, j’avais de bonnes idées quand ma Grande supposition était « soudainement absente » : « Quand je m’ouvre aux autres, je me sens mieux. Si je m’ouvre à moi-même, je sais que je peux parler ou écrire. Je sens ma liberté me revenir, et cela me permet d’agir différemment dans diverses contextes. Cela me redonne ma vitalité. »
Je sentais ce qu’Anais Nin a si bien évoqué :
« Et vint le jour vint où le risque de rester serré dans un bourgeon fait encore plus mal que le risque à prendre pour fleurir ».
« And the day came when the risk to remain tight in a bud was more painful than the risk it took to blossom. »
Et j’écrivais : « quand cette insécurité me revient, je suis la petite fille et/ou la femme qui devait se cacher en 44-45 ».
Quelques semaines plus tard, j’ai trouvé une nouvelle Grande supposition : « Le succès est un danger ». Là aussi, j’ai senti son impact émotionnel. Ce n’est pas moi qui l’avait, c’est elle qui m’avait, cette Grande supposition. Je me rappelais mon grand père. Il disait parfois, d’un air soucieux, « la Roche Tarpéienne est près du Capitole ». Dans la Rome ancienne, on jetait les politiciens en disgrâce du haut de la falaise. J’avais remarqué la formule et elle m’avait marquée.
A ma grande surprise, j’ai pris peu à peu conscience que mes Grandes suppositions étaient celles de ma mère en 1944-45, avant et après ma naissance. Plus précisément, c’était plutôt elles qui avaient ma mère sous leur emprise.
Mes parents avaient été mariés depuis fort longtemps avant 1944, sans avoir d’enfants. Maman a eu alors une brève aventure avec un de ses beaux-frères. Elle m’en a parlé bien plus tard. Il y a quelques années, j’ai fait un test « de paternité » avec une cousine et appris que j’étais bien… la fille de mon père. J’avais déjà beaucoup travaillé sur cela, surtout avec des constellations. Mais je n’avais jamais encore ressenti de manière si physique les grandes peurs réelles de ma mère. Je vis en Allemagne et suis constellatrice. C’est un travail de psychogénéalogie. En France Edwige Roberval (1) m’a aidée à éclaircir la mienne. Bruno Clavier (1) m’a fait voir ce « prince charmant » qu’était mon oncle dans l’esprit de Maman. Une vieille amie analyste m’avait dit : « Vous savez, c’est peut-être comme on fait pour les chevaux ! Il a peut-être mis votre mère en condition. » Pour moi enfant, il était fascinant et distant. Il avait été secrétaire d’état de Pétain. A la Libération, il fut emprisonné pendant un an avec l’équipe de Laval. Puis il fut l’un des deux seuls graciés : vivant ! Il fut un peu plus tard réhabilité. Toute la famille avait eu très peur pour lui. C’est ma mère qui avait eu peur d’être en 1945 « un danger pour son mari, pour elle-même et pour leur amour. » Je me rappelle l’avoir connue presque mutique. Cela m’est aussi arrivé dans ma jeunesse. Comme l’écrit Danièle Flaumenbaum, (1) les enfants n’imitent pas mais dupliquent le comportement de leurs parents. Ils revivent alors les émotions que les parents n’ont pas pu élaborer et qui n’ont pas été humanisées par la parole et le partage.
Joëlle Kirch joelle.kirch@gmx.de